Début mars, la mairie de Paris organise une convention citoyenne des « droits de la Seine ». Celle-ci pourrait aboutir à l’octroi d’une personnalité juridique au fleuve et faire évoluer le droit de l’environnement, estime Marion Chapouton, juriste et docteure en droit public.
L’histoire de la ville de Paris est intimement liée à celle de la Seine. C’est sur l’un de ses méandres que la capitale de la France s’est bâtie. Elle lui a donné son emblème – le navire – et sa devise – Fluctuat nec mergitur. Pour la maire de la ville, Anne Hidalgo, les habitants ont des devoirs envers le fleuve. « Il est important que, indépendamment de la volonté des humains, la Seine puisse se défendre elle-même », a-t-elle plaidé, lors d’un faux procès opposant le fleuve à un pollueur, au théâtre de la Concorde, le 9 décembre dernier.
L’idée est d’ailleurs dans les tuyaux de la mairie. A partir de mars prochain, elle organisera une convention citoyenne dans l’espoir d’aboutir à « une proposition de loi audacieuse consacrant les droits de la Seine », qui pourrait être soumise au Parlement. Ce processus vise à accorder une reconnaissance juridique au fleuve, détaille Marion Chapouton. Une première en France. La docteure en droit public à l’Université Paris-II et juriste au Groupement de recherche sur les institutions et le droit de l’aménagement, de l’urbanisme et de l’habitat (Gridauh) estime qu’au-delà du symbole, la personnalité juridique de la Seine constituerait une nouvelle étape dans le droit de l’environnement.
Rue 75 : Début mars, la mairie de Paris doit lancer une convention citoyenne pour réfléchir à « des droits de la Seine » pour mieux protéger le fleuve. De quoi parle-t-on réellement ?
Marion Chapouton : Accorder des droits à la Seine reviendrait à la reconnaître comme une personnalité juridique, c’est-à-dire une entité à laquelle on confère des droits et des obligations. Elle aurait donc un statut de personne morale comme pour des associations ou des entreprises (des institutions aussi abstraites que la nature). En l’espèce, la Seine pourrait se saisir, via les personnes qui la défendent, de problématiques écologiques. On parle ici du droit à la conservation des espaces faiblement modelés par l’homme, à la protection et à la restauration en cas de dommages environnementaux…
Quel est l’intérêt de conférer des droits à une entité naturelle comme la Seine ?
Premièrement, il y a un objectif symbolique. Comme le disait le juriste français Jean Rivero, « la nature n’a d’intérêt que par son rapport à l’homme ». En France, cette vision n’est pas totalement passée. En accordant des droits à la Seine, on passe d’une vision anthropocentrique à une vision davantage écocentrée de la nature, en plaçant le fleuve au centre du dispositif juridique.
« En accordant des droits à la Seine, on passe d’une vision anthropocentrique à une vision davantage écocentrée de la nature »
Le deuxième intérêt, c’est la recherche de l’efficacité du droit, avec le renforcement des possibilités de recours devant les tribunaux. Malgré l’arsenal d’outils juridiques existants dans le droit de l’environnement – parmi lesquels des notions récentes comme le préjudice écologique, le crime d’écocide… – ces derniers sont insuffisants pour prévenir les dommages. A l’heure actuelle, il est encore compliqué, pour les associations notamment, de prouver les atteintes à l’environnement.
Fin 2020, plusieurs médias révèlent que la cimenterie Lafarge a déversé pendant des années ses eaux usées dans la Seine. L’affaire tourne au scandale environnemental. Dans ce cas-là, qu’est-ce que cette reconnaissance juridique aurait pu changer ?
Dans le cadre juridique actuel, la seule autorité qui aurait pu agir contre ce pollueur, c’est l’État, via le préfet. Mais celui-ci a décidé de fermer les yeux et n’a pas entamé de procédure devant le tribunal administratif – ce qu’il doit faire, sauf s’il y a un intérêt général supérieur. En accordant des droits à la Seine, ses représentants pourraient saisir les juges directement et mener des actions pour protéger ses droits. Ils auraient aussi leur mot à dire sur la prévention de ces pollutions.
Existe-t-il des obstacles dans le droit français quant à l’attribution d’une personnalité juridique à la Seine ?
Du point de vue technique, cette reconnaissance ne pose pas de problème. Ce n’est qu’une question de volonté politique. Il faut simplement passer par le législateur. En d’autres termes, il faut inscrire une loi qui serait votée par le Parlement français. Encore faut-il que les participants de la convention citoyenne aient envie d’accorder des droits à la Seine.
Quelle forme pourrait-elle prendre ?
Plusieurs options sont envisageables pour mettre en œuvre cette personnalité juridique. On pourrait imaginer la partager entre des institutions dans le domaine de l’eau déjà existantes, et nombreuses (Voies navigables de France, Haropa Port, les commissions locales de l’eau, l’État…). Ou alors confier cette mission à l’un de ces acteurs, mais dont les problématiques liées à la Seine ne sont pas l’ADN.
C’est pourquoi l’idée qui semble la plus pertinente serait de créer une structure ad hoc, une nouvelle catégorie d’établissement public. Celle-ci serait dévolue à la protection de la Seine, et cela permettrait de donner plus de poids à sa protection. Elle posséderait des droits, un budget, des biens mais aussi une direction, dans laquelle les associations et les usagers pourraient être plus largement représentés que dans les instances existantes.
De nombreux juristes émettent pourtant des réserves. Pourquoi ?
Il y a un blocage culturel quant aux droits de la nature. Certains imaginent que ces avancées vont permettre à des personnes de se marier avec des arbres, ce qui est faux. D’autres critiquent son ampleur uniquement symbolique. Mais en accordant des droits, l’objectif est de replacer le fleuve au cœur des intérêts qui l’affectent : la pêche, la gestion portuaire, l’assainissement…
D’autres fleuves, ou entités naturelles, ont-elles fait l’objet d’une reconnaissance juridique dans le monde ?
En France, c’est assez récent que des voix s’élèvent pour porter les droits de la nature. Mais ce mouvement, lancé après la publication de l’ouvrage Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? en 1972 [voir encadré], a connu un renouveau dans les années 2010.
« En France, c’est assez récent que des voix s’élèvent pour porter les droits de la nature »
Des pays comme la Nouvelle-Zélande, l’Inde ou la Colombie ont attribué une personnalité juridique à une entité naturelle. Mais, contrairement au cas de la Seine, ces démarches sont souvent imposées par des peuples autochtones, qui prônent une vision cosmologique de la nature (où l’homme ne fait qu’un avec son environnement).
Après une dizaine d’années, ont-elles fait leurs preuves ?
Il faut avouer que ces modèles étrangers ne sont pas encore très efficaces. En Colombie par exemple, où la Cour suprême de justice a déclaré l’Amazonie sujet de droits en 2018, les exploitations minières et la déforestation continuent. Très peu de procès sont intentés. Cette reconnaissance juridique n’est pas la panacée.
Avec la Seine, l’objectif est vraiment de reprendre cet outil et de le rendre efficace. Il ne s’agit pas de décider de toutes les activités économiques sur le bord du fleuve : ce serait inenvisageable. Mais plutôt de favoriser la réflexion autour de normes sur les cimenteries, les quais de chargement, les hydrocarbures…
Propos recueillis par Valentin Baudin
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Les droits de la nature en quelques dates
1972 : Dans son essai Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ?, le juriste américain Christopher D. Stone propose de conférer des droits à la nature. Dans ce livre, il développe une idée novatrice : « Faire de la Nature un sujet de droit, en donnant à des entités naturelles la possibilité de plaider en justice par l’intermédiaire de représentants. »
2008 : L’Équateur intègre les droits de la nature dans sa Constitution. « La nature […] a le droit au plein respect de son existence et au maintien et à la régénération de ses cycles vitaux, de sa structure, de ses fonctions et de ses processus évolutifs », précise-t-elle. L’année suivante, la Bolivie fait de même.
21 septembre 2022 : Le Congrès espagnol adopte une proposition de loi et accorde la personnalité juridique à la Mar Menor – une lagune d’eau salée de 135 km² au sud-est du pays – au terme d’une campagne de démocratie participative ayant réuni 500 000 citoyens. C’est une première en Europe.
Mars 2025 : La mairie de Paris lance une convention citoyenne pour aboutir à la reconnaissance juridique de la Seine. Le processus citoyen doit prendre fin courant mai. Il pourrait déboucher, en fonction des conclusions des participants, sur le dépôt d’une proposition de loi par un député.