En décembre 2024, le campus Louis-Braille a ouvert ses portes dans le quartier Duroc, près de la tour Montparnasse. Pionnier en Europe, ce centre de recherche et d’innovation technologique vise à conférer plus d’autonomie aux personnes en situation de handicap visuel, qui font face à de nombreux freins.
Dans son quartier résidentiel du XIIIe arrondissement, Sébastien Hinderer, aveugle de 44 ans, a mémorisé la zone : les pavés abîmés de la rue Barrault, le magasin Auchan qui fait l’angle juste avant le café Circus où il a ses habitudes… Mais la situation se complique quand il s’agit de faire un nouveau trajet. « Un aveugle, tu le mets dans une nouvelle rue, c’est comme s’il découvrait un nouveau pays », résume cet ingénieur en numérique.
Alors, il enfile ses écouteurs, attrape sa canne de sa main droite, tient son Iphone contre son torse de la gauche et active l’application Sonar Vision. La caméra détecte les bâtiments aux alentours, et des signaux sonores guident Sébastien au demi-mètre près, en le replaçant dans la bonne direction. « On a affaire à une solution révolutionnaire, s’enthousiasme-t-il. Quand on se déplace, sans précision, cela peut devenir dangereux, notamment pour traverser la route. »
En cette fraîche journée de fin janvier, Sébastien Hinderer a utilisé l’application pour se rendre dans le quartier Duroc. Situé près de l’hôtel des Invalides, en bordure du VIIe arrondissement de Paris, il rassemble les principaux acteurs de la déficience visuelle en France : les associations Valentin-Haüy, Voir ensemble, Accompagner, promouvoir, intégrer les déficients visuels (APIDV) et l’Institut national des jeunes aveugles (Inja)… Près de 400 malvoyants s’y croisent chaque jour.
207 000 aveugles en France
Une place stratégique, donc, pour développer le premier centre de recherche et d’innovation technologique sur la déficience visuelle en Europe. Le campus Louis-Braille, du nom de l’inventeur du célèbre alphabet en points saillants, a ouvert ses portes le 3 décembre 2024. « Les recherches et les innovations du campus se penchent sur la pédagogie, l’intelligence artificielle, la linguistique afin d’améliorer la vie quotidienne », détaille Thibaut de Martimprey, coordinateur des lieux, lui-même aveugle.

En France, plus de deux millions de personnes sont atteintes d’un trouble de la vision, dont 207 000 sont aveugles (leur acuité visuelle est inférieure à 1/20). Muni de sa canne blanche et accompagné de son chien guide Toad – un labrador qui va sur ses trois ans -,Thibaut de Martimprey énumère les freins du quotidien pour les malvoyants : éducation, mobilité et accès au numérique.
Ces difficultés ont poussé Nathan Deix à développer l’application Sonar Vision. Il y a deux ans, lors de son projet entrepreneurial de fin d’études à Centrale Paris, l’étudiant a rencontré une vingtaine de déficients visuels. Ces discussions ont débouché sur un constat : tous ont des difficultés pour se déplacer. Plus d’un malvoyant sur deux (56%) déclare même une incapacité sévère à le faire, selon la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques.
« Il faut que les bonnes innovations soient disponibles le plus vite possible »
Malgré les avancées permises par les feux de circulation sonores, ou la mise en place des bornes de guidage, « les applications grand public comme Google Maps ne sont pas assez précises, seulement entre cinq et vingt mètres », note Nathan Reix. Difficile de savoir, en tant que déficient visuel, sur quel trottoir on marche ou le lieu précis d’arrivée. L’application GPS de Sonar Vision propose donc un guidage dans la rue à 50 centimètres près. Depuis un an, l’application compte près de trente utilisateurs à Paris, Lyon ou encore Lille.
Sonar Vision fait partie des dix start-ups hébergées par le campus Louis-Braille depuis début janvier. Ces entreprises sont accompagnées par une trentaine de chercheurs et reçoivent les retours des personnes malvoyantes dans le but de développer des solutions concrètes. « Il faut que les bonnes innovations soient accessibles le plus vite possible pour les malvoyants, et ce, à des tarifs corrects, abonde Thibaut de Martimprey. Ces projets méritent d’être accompagnés. »

Pour l’instant, les jeunes pousses prennent place dans des bureaux au sein des locaux des différentes associations de déficience visuelle du quartier. Artha France s’est installée à l’Inja. Au 3e étage, derrière une porte bleue étiquetée « Lingerie », une dizaine d’employés ont les yeux plongés sur leurs écrans. L’établissement, fondé en 1785, scolarise environ 170 élèves chaque année. Louis Braille, dont le buste trône à l’entrée, est passé sur ses bancs et y a enseigné.
Premier prix du concours Lépine 2024
Il est 16 heures, la sonnerie retentit trois fois. Louis de Véron, cofondateur d’Artha France, ouvre une mallette grisâtre. À l’intérieur, des lunettes équipées d’une caméra et connectées à une ceinture lombaire. Concrètement, les images filmées sont traitées et dessinées sous forme de petites impulsions dans le dos. Des informations traduites par le cerveau qui permettent aux malvoyants d’analyser leur environnement. La start-up a reçu le premier prix au concours Lépine 2024, qui récompense chaque année les meilleures inventions.
Louis de Véron se félicite d’avoir fait découvrir les Champs-Elysées à des personnes malvoyantes, ou d’avoir pu reproduire le tracé d’un circuit dans le jeu vidéo Trackmania. « On ne dit pas qu’on va leur rendre la vue, précise le cofondateur. Mais on peut améliorer leur perception du monde. » Dans une société où la technologie est omniprésente, « c’est fou que les seules aides aux personnes malvoyantes soient la canne blanche et les chiens guide », regrette-t-il.
Aller acheter du pain à la boulangerie, prendre le métro ou encore découvrir de nouveaux quartiers sont autant de défis auxquels les malvoyants sont confrontés au quotidien. Si les technologies ne sont pas la panacée, les innovations développées au campus Louis-Braille visent surtout à redonner de l’autonomie aux déficients visuels. Car l’ensemble des acteurs rencontrés s’accordent à dire que les questions de mobilité et d’accès au numérique favorisent l’isolement de ce public.
« On s’isole naturellement »
Cissé Doucouré, 37 ans, en est le parfait exemple. Cette ancienne handballeuse de haut-niveau, larges boucles d’oreilles et cheveux noirs attachés, a stoppé sa carrière il y a trois ans à cause de sa déficience visuelle dégénérative – son taux de handicap s’élève à 80%. « Malgré ma passion pour le sport, je n’allais plus aux matches ou aux événements, raconte la jeune femme. Je ne voulais pas payer les places plus chères afin d’être plus proche. Quand on est malvoyants, on s’isole naturellement. »

En 2023, elle est contactée par l’association HandiCaPZéro pour assister à un match entre Paris Basket et Limoges. Elle utilise alors le casque de GiveVision, qui lui permet de zoomer, mais aussi de jouer sur le contraste ou la lumière grâce à un petit joystick. « Je pouvais apercevoir précisément les joueurs, leurs traits, les phases d’attaque et de défense : des détails que je ne pourrais pas voir sans le casque. »
Depuis deux mois, l’utilisatrice a rejoint l’entreprise Give Vision. Avec le casque, Cissé Doucouré a assisté à de nombreux événements lors des Jeux olympiques de Paris. Elle se rappelle surtout de la cérémonie d’ouverture des paralympiques sur les Champs-Elysées. « Pour une fois, je n’ai pas demandé à mon partenaire de me décrire ce qu’il se passait », sourit-elle. Le dispositif devrait être déployé prochainement à l’Accor Arena. Une dizaine de casques seront mis à disposition des malvoyants.