« Si c’était des mosaïques romaines, on ne se poserait pas la question » : à la station Porte des Lilas, le sort d’un portrait de Georges Brassens en suspens

Plus de 7 000 personnes ont signé une pétition pour la préservation de mosaïques représentant Georges Brassens, menacées par des travaux de la RATP sur la ligne 11 au printemps 2025. L’auteur a notifié son « refus de toucher à l’œuvre » réalisée il y a plus de 40 ans.

Au milieu des briques grignotées par l’humidité, il se tient, légèrement de trois quarts. Son œil malicieux et sa moustache fournie surplombent les anoraks noirs et gris transis de froid, qui descendent ou s’engouffrent dans le métro toutes les deux minutes. Ainsi en est-il sur le quai de la station Porte des Lilas depuis 1986 : l’immense portrait du chanteur Georges Brassens, une mosaïque de 9m2 réalisée dans un dégradé de rose, bleu et marron à l’intérieur de l’un des cadres dorés traditionnellement réservés à la publicité, veille sur les voyageurs.

« J’ai souvent retrouvé le moral en le regardant », confie Sarah, une habitante de la Porte des Lilas qui prend quotidiennement la ligne 11 vers le centre de Paris, dans un coup d’œil bienveillant vers le chanteur qui fume sa pipe. Elle qui, de son propre aveu, n’aime pourtant « pas particulièrement Georges Brassens ».

Pour les habitués de la station, l’œuvre imaginée comme un clin d’œil à la chanson « Les Lilas » qu’il a interprété en 1957, fait partie du décor. C’était d’ailleurs l’objectif de la RATP lorsqu’elle l’a commandée, ainsi que deux autres mosaïques représentant des bouquets de Lilas, au mosaïste Michel L’Huillier, il y a plus de 40 ans : « Le cahier des charges que m’avait donné la régie en 1986 était la pérennité. Ils voulaient que l’œuvre puisse tenir malgré le manque d’aération et l’humidité », explique l’artiste, aujourd’hui à la retraite sur l’île de la Réunion. Et d’ajouter, satisfait : « Quatre décennies plus tard, force est de constater que le ciment et la résine que j’ai utilisés ont fonctionné. »

Contrairement à la faïence blanche emblématique du métro parisien qui l’entourait et qui a dû être déposée, endommagée par les infiltrations chroniques dont souffre le souterrain, « sur les 62 000 carreaux de grès utilisés pour les trois œuvres, il n’y en a pas un seul qui est tombé », se félicite Michel L’Huillier.

Mais la donne pourrait bien changer. Au printemps 2025, la RATP va réaliser des travaux d’étanchéité au niveau de la voûte, dans le cadre d’un large programme de rénovations de 268 stations lancé en 1998, étalé sur trois décennies. Travaux qui « imposent la dépose complète du carrelage, et notamment des fresques présentes à cet endroit », avance la régie, précisant par écrit que, « outre le risque d’altération à long terme de l’état visuel des fresques, la non-dépose compromet significativement l’étanchéité de la station à cet emplacement ».

La station porte des Lilas, en proie aux infiltrations, est l’une des dernières à bénéficier d’une rénovation dans le cadre du grand plan amorcé en 1998. © Clotilde Jégousse / CFJ

Sauf que la question de la conservation de l’œuvre a été immédiatement évacuée par la RATP, qui assure que des « contraintes techniques » rendent la conservation des mosaïques sur place « impossible ». « Au moment même où ils nous ont contacté au sujet des travaux, tout était déjà ficelé : ils voulaient prendre des photos, tout démolir rapidement, et se contenter d’une petite exposition à la sortie de la station », s’insurge l’auteur.

Une situation qui a rapidement suscité la levée de bouclier de Racines 93, l’association de protection du patrimoine de la ville des Lilas, limitrophe de la Porte du même nom. Dès le mois de mai dernier, elle a lancé une pétition contre la destruction des fresques. « Activez vos contacts ! 2025 ne doit pas être l’année de la seconde mort de Georges Brassens ! », exhorte la page qui totalise 7 534 signatures au 27 janvier.

« C’est du très bel ouvrage, qui doit absolument être conservé », défend le porte-parole de l’association Sylvain Oerlemans. Celui qui se présente comme un « gars du XIXe arrondissement » dénonce le peu de cas fait par la RATP de l’œuvre : «On a parlé de « grande cause du patrimoine » avec Notre Dame, mais quand le patrimoine fait partie de notre environnement de tous les jours, on n’hésite pas à le détruire, sans faire d’effort. Ici, la situation est traitée comme un vulgaire souci technique, alors que c’est de l’ordre patrimonial », martèle-t-il, rappelant qu’il s’agit d’une création unique et signée.

Contacté à ce sujet, Jean-François Lagneau, architecte en chef des monuments historiques, partage la même vision : « Si c’était des mosaïques romaines, on ne se poserait pas la question. On sait parfaitement les déposer et les reposer, techniquement ce n’est pas un problème », assure-t-il. Et d’ajouter, catégorique : « Pour moi, c’est une question d’argent. »

Sur le quai de la station comme dans les instances politiques locales, tous se prononcent contre la disparition de ce « bout d’histoire » qui prend aujourd’hui des airs de symbole : « Dans une société où on est de plus en plus envahis par des espaces publicitaires, et alors que ces mosaïques se trouvent à l’emplacement prévu à cet effet, je trouve cela dommage de les supprimer », confie Lionel Benharous, maire socialiste de la ville des Lilas. Pour le maire du 19ème arrondissement de Paris, François Dagnaud, également issu du Parti Socialiste, il en va même de « l’identité de la station ».

Pour chaque mètre carré de sa mosaïque, l’artiste a utilisé 6889 pierre en grès cuit 1300 degrés. © Clotilde Jégousse / CFJ

Une identité que Michel L’Huillier souhaite préserver à tout prix, et qui le pousse pour le moment à s’opposer catégoriquement à la dépose de l’œuvre. « Ce qu’ils veulent, c’est démolir pour avoir carte blanche avec une nouvelle génération d’esprit des stations, avance-t-il. J’ai proposé des solutions très simples, comme faire des saignées verticales de part et d’autre de l’œuvre pour la protéger des infiltrations. Ma fille, qui a participé à la réalisation et qui est toujours en activité, a également suggéré de la refaire à l’identique une fois les travaux terminés. Mais ils n’ont rien voulu entendre. Et à ce jour, je n’ai pu avoir aucune garantie que la mémoire de Georges Brassens serait respectée », conclut l’artiste.

De son côté, la RATP dit pourtant être toujours « en contact avec l’artiste et sa famille » pour tenter de trouver un compromis. En attendant, une fumée diffuse continuera donc de s’échapper de la pipe de Georges Brassens, disparu en 1981.