Patrimoine architectural emblématique de la capitale, les toits parisiens sont devenus, malgré eux, un nouvel espace à conquérir. Entre passion, business et nuisance : ascension 35 mètres au-dessus de nos têtes.
Un soir de décembre, alors que je ne suis pas chez moi, je reçois une notification sur mon téléphone. Elle provient de l’application qui gère la caméra disposée sur la porte d’entrée de mon appartement, situé au dernier étage de mon immeuble. L’outil m’alerte de chaque mouvement détecté sur le palier de ma porte, tout en me permettant de voir ce qui s’y passe et de parler à travers même à distance. Une fois connectée, je découvre trois inconnus qui discutent. Trois ados devant ma porte d’entrée.

©️Louise Martins Gonçalves – Notification de ma caméra de surveillance
« Oui bonsoir ? Je ne suis pas chez moi, mais vous avez dû vous tromper d’étage.
– Bonjour Madame, on aimerait bien se poser sur le toit de votre immeuble. Est-ce que vous seriez d’accord pour qu’on vous emprunte votre échelle ?

©️Louise Martins Gonçalves – Souriez vous êtes filmés
– C’est super dangereux. Et je viens d’avoir un dégât des eaux. Non franchement, c’est pas une bonne idée, je préfère pas.
– Ok, au revoir Madame, désolé du dérangement. »
Une fois l’appel terminé, je reprends mes esprits. Et me demande : mais comment ont-ils eu mes codes de porte d’entrée ?
De retour chez moi, intriguée, je tente de faire ce qu’ils n’ont pas pu. Je cale mon échelle entre deux marches et me hisse vers le vasistas du palier. Je passe un tête, aperçois Montmartre et la pente abrupte du toit, à 90°, me donne instantanément le vertige. Jamais je n’aurais pensé que cet endroit puisse être praticable
Certains habitants ont l’habitude de voir des jeunes monter sur leur toit
Je redescends sur terre et allume mon ordinateur. Sur X, je me rends compte que je ne suis pas la seule à être dans cette situation. Je découvre même le terme « toiturophile », l’équivalent d’un cataphile – adepte des visites dans les catacombes – dans les airs. Je finis par tomber sur un tweet étonnant : « Y a[vait] des comptes tiktok qui donn[ai]ent des adresses et des numéros ».

Dans le fil de recherche du réseau social chinois, je tape : « code toits paris ». Je ne retrouve pas mon adresse mais des dizaines d’autres. « Accès toits de paris avec codes », « 3 adresses de toits à Paris », « 4 adresses de toits à Montmartre ». Ces vidéos font des dizaines de milliers de vues. À chaque fois, c’est le même principe : les photos Google maps des portes d’entrées avec l’adresse exacte et la composition des digicodes. En commentaire, je trouve parfois quelques informations supplémentaires : « faites gaffe au gardien ! ».

Capture d’écran TikTok, avec le mot-dièse #toitsdeparis. ©️Louise Martins Gonçalves
J’enregistre les adresses, me prépare un petit itinéraire et prends mon manteau. Déterminée, je sillonne les 18e et 9e arrondissements mais enchaîne les échecs. Dans la rue des Martyrs, une jeune femme finit par sortir d’un immeuble dont je suis en train de retaper le mauvais code pour la troisième fois. Je lui explique mon enquête et lui montre la capture d’écran. Elle coupe court : « ce sont de mauvais codes, ça n’a jamais été les nôtres ». Puis enchaîne, « par contre, des gens qui vont sur notre toit, oui, il y en a souvent. Il est assez plat donc facile d’accès ».
Je continue mon périple dix mètres plus loin. Lam, 65 ans, rentre chez lui. Il habite un immeuble qui a également été victime d’une fuite de codes sur les réseaux sociaux. Je lui montre la capture d’écran. Oui, il est au courant mais ça ne fait rien, « le syndic vient de changer les codes ».
Les « gens qui montent sur les toits », il les voit aussi sur l’immeuble d’en face depuis sa fenêtre du 5e étage. « Il y a une belle vue sur le Sacré-Cœur, souvent ils viennent en groupe, parfois ils sont même une dizaine. Ils dansent, courent, prennent des photos. Moi, je trouve ça très dangereux », explique le retraité. Lam habite dans la résidence depuis quarante ans mais note une nette augmentation de ce phénomène « depuis l’apparition des réseaux sociaux ».
« J’y vends des adresses pour aller sur les toits »
Après de nouvelles recherches sur internet, je comprends que les vraies infos se trouvent sur un autre réseau, Reddit. Ici, les codes ne se donnent pas, ils se vendent.
Un certain « Alex » y est très actif. Il poste régulièrement ses photos personnelles avec des vues à couper le souffle. Le Panthéon, la tour Eiffel, l’Arc de triomphe… Il y en a pour tous les goûts. Sous chacune de ses photos, il précise : « me contacter en message privé pour acheter mes codes ». Il accepte volontiers de m’en dire plus par téléphone.

Derrière son pseudo, je découvre un étudiant de dix-huit ans. Originaire du Val-de-Marne, il n’est pas de Paris, mais en connaît très bien les toits. Sa « première fois », c’était il y a trois ans.
« Avec quelques amis, on était Boulevard Saint-Germain et on a vu une petite mamie qui allait rentrer chez elle. On a choisi d’être hyper sincères, de lui expliquer qu’on aimerait bien se poser sur ses toits, qu’on serait super calmes. Et ça a marché, elle nous a donné ses codes. », se remémore-t-il.
Depuis, il a gardé la même technique et collectionne les « bonnes adresses ». « Une bonne adresse, c’est la combinaison d’un accès sécurisé, facile d’accès et d’une très belle vue », résume-t-il.
Sur Reddit, ses clients viennent directement à lui : « J’ai de tout. Des plus jeunes, des plus vieux. Des hommes, des femmes. J’ai même eu quelqu’un qui voulait y faire sa demande en mariage ». D’après le jeune homme, « un bon code » peut se vendre 50 euros. Un moins bon, 20 euros. Me voilà tentée.
Sur Internet, je fais des recherches. Monter sur les toits parisiens est illégal, d’autant que cela peut être considéré comme une intrusion dans une propriété privée. Les raisons de sécurité justifient aussi cette interdiction : « Occuper en réunion […] les toits des immeubles collectifs d’habitation en empêchant délibérément […] le bon fonctionnement des dispositifs de sécurité et de sûreté est puni de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 € d’amende», précise l’article L272-4 du Code de la sécurité intérieure. Pour cause, les toits sont pour beaucoup faits de zinc, une matière qui peut rapidement devenir glissante et qui n’est pas conçue pour soutenir des charges lourdes.
De son côté, Dali, 20 ans, un passionné et professeur de parkour – discipline consistant à se déplacer en franchissant des obstacles et souvent sur les toits -, se défend en assurant profiter d’un « vide juridique ». Il ironise même : « Une fois que t’es sur le toit, les flics peuvent plus rien faire, t’es beaucoup plus rapide qu’eux. »
« Échapper à l’emprise de la ville »
La première fois que j’échange avec lui, c’est par téléphone. Il est d’accord pour tout. Une interview ? Ok. Un reportage sur les toits ? Ok. Cela dépend simplement de la météo. Dali a juste une question : « Est ce que tu es en forme ? Ça risque d’être physique. »
Il me donne rendez-vous en bas d’un immeuble du premier arrondissement. Je mets spécialement un survêtement et des baskets. Lui aussi d’ailleurs. Casque audio sur la tête, il est détendu. Moi pas du tout. Son premier code ne fonctionne pas. « Pas grave, j’ai un plan B ».
Je le suis. Nous longeons la rue de Rivoli jusqu’à arriver devant un nouvel immeuble. Le premier étage est occupé par un cabinet médical. Dali m’explique le plan : « Je vais sonner et monter par ici. Mais l’accès est difficile, je vais t’envoyer un lien GPS vers un autre immeuble un peu plus loin, à l’accès plus facile. Je le rejoindrai par les toits et descendrai pour t’ouvrir ».
Dix minutes plus tard, je reçois la nouvelle adresse, située quelques mètres plus loin. Dali est déjà là. Il a maintenu la porte ouverte. Nous rentrons et montons au dernier étage.

Après Dali, c’est à moi de me hisser vers le sommet. ©️Louise Martins Gonçalves
La trappe par laquelle nous devons passer est difficile d’accès. Je m’appuie sur la rambarde d’escalier et mon guide me tracte à la force de ses bras pour me faire sortir. Maintenant, ma tête dépasse, le soleil se réfléchit sur le zinc. Les façades des immeubles jaunes sont en dessous de moi, le silence est complet, et Notre-Dame se dresse en face ; je ne bouge plus. C’est donc ça Paris.

Paris d’en haut. ©️Louise Martins Gonçalves
Plus tard, nous nous asseyons sur un rebord et je commence à parler à Dali de mon enquête sur les codes de porte d’entrée. Il s’emporte tout de suite : « Le parkour est une discipline qui s’apprend et qui nécessite un véritable entraînement. Et puis moi mon kiff, c’est de venir par mes propre moyens, pas d’acheter des codes sur internet. Une façade qui se grimpe c’est du pur bonheur. »
Ce qu’il cherche ? « Voir Paris d’en haut, échapper à l’emprise de la ville ». Pour lui, l’architecture parisienne est un terrain de jeu. « Il y a tout : des toits extrêmement reliés sur lesquels tu peux te balader pendant des heures, un agencement qui crée des formes uniques et des structures assez folles ».

Une ascension organisée. ©️Louise Martins Gonçalves
Le parkour, une discipline reconnue
Nous commençons à rebrousser le chemin. Des hurlements qui viennent d’en bas manquent de me faire glisser. Un homme nous surprend depuis la fenêtre de ses toilettes. Apeuré, il s’agace, « Putain de merde… je vais appeler les flics ». Dali reste calme : « Pardon Monsieur, nous faisons simplement du parkour, nous partons, bonne journée. » Une altercation assez banale pour le jeune professeur : « Même si les gens sont de plus en plus habitués à notre présence, il faut que tout se passe dans le respect. »
Il est 17 heures. Cela fait plus de deux heures que nous arpentons la capitale depuis ses toits. Dali m’aide à me faufiler à travers une nouvelle trappe et la referme. Je descends les escaliers, lui préfère rester en haut quelques heures encore. Nos chemins se sont séparés. Il continuera sa vie 35 mètres au-dessus de moi.
Encore peu étudié par la science, le parkour est l’un des thèmes de recherche d’Adrien Gateau, docteur en sociologie à l’Université de Strasbourg. Le chercheur date la naissance du sport, en France, dans les années 80. Sa démocratisation, elle, se produit dans les années 2000, avec la sortie du film Yamakasi, qui a fait découvrir la discipline au grand public.
Pour ce spécialiste, derrière la discipline se cache une idée d’exploration. « L’environnement urbain devient un terrain de jeu. L’imaginaire produit par les jeux vidéo et les contenus sur les réseaux sociaux attirent les jeunes avec un côté un peu casse-cou. » Au point qu’en 2024, un jeune homme de 17 ans est mort à Lyon en tentant de prendre des photos depuis le toit d’un hôtel.
Des risques qu’Adrien Gateau reconnaît, mais relativise : « La prise de risque dans le parcours est une notion assez relative car elle relève de capacités physiques, de degré de coordination. » Il ajoute qu’une grande partie de la pratique se fait « au ras du sol avec des entraînements ».
« Le compromis, c’est la discussion »
Le parkour a été reconnu le 15 janvier 2025 par le ministère des sports comme « l’art de se rendre d’un point à un autre en respectant deux principes clés : l’efficacité et la fluidité », en faisant une discipline de haut niveau.
Cette reconnaissance permet de soutenir les athlètes dans leur pratique. Emmanuel Nasshan, plus connu sous le pseudo de « Manu_na_ », est une figure majeure du parkour français. Sur son compte Instagram, le jeune homme de 22 ans est suivi par plus de 360.000 abonnés et publie presque quotidiennement le récit de ses exploits.
Entrainement de parkour extrême. ©️Chaine Youtube d’@Manu_na
À la manière d’un navigateur, Manu, analyse en amont son terrain de jeu : « Je fais toujours un repérage sur Google Earth. » Et même s’il aime se vanter qu’il n’existe « aucun endroit où (il) ne peu(t) rentrer », l’athlète pense toujours à respecter les riverains. « On a beaucoup d’interactions avec les gens. On ne casse, ni n’abîmons jamais. Le compromis se trouve dans la discussion. »
Après mon initiation chez les toiturophiles, une chose est sûre : je ne verrai plus les toits de Paris de la même manière. En attendant, j’ai renouvelé l’abonnement de la caméra de mon palier.