De pratique secrète à phénomène commercial, le voguing cherche son rythme

La danse née dans les années 60 au cœur des communautés noires LGBT de Harlem, à New York, a trouvé une nouvelle scène dans la capitale. Au risque de se voir approprié par des milieux extérieurs à son héritage.

Le buste est droit, le regard impassible, la démarche assurée. Les bras virevoltent et s’immobilisent soudain, comme sous le flash d’un appareil photo. « Let’s go ! Wow ! Mortel ! » Dans un coin de la pièce, devant l’enceinte qui diffuse avec force un air funk de la chanteuse américaine Janet Jackson, la professeure Liliane « Lilpop » Lawin secoue frénétiquement un éventail argenté et encourage chaudement sa quinzaine d’élèves. « Bravo, gardez cette énergie-là. Vous dégagez une classe, c’est magnifique ! » Les applaudissements vont bon train et se mêlent à une clameur enthousiaste.

Au Centre d’Animation Maurice Ravel (12e arrondissement), c’est la première année que la Ville de Paris propose des cours de voguing, une danse née dans les années 1960 au sein des communautés LGBT et latino-américaines d’Harlem (New York), dans la clandestinité des balls. Dans ces soirées, aussi compétitives que festives, on parodiait les poses rigides des mannequins blancs, notamment ceux qui ornaient les couvertures du magazine Vogue. Plus qu’une imitation, l’esprit de ce qui deviendra la « ballroom scene » réside dans l’outrecuidance, l’exagération de la gestuelle, les tenues colorées et les décors lumineux.

Débarqué à Paris au début des années 2010, le voguing s’y est offert une seconde jeunesse. Au point de s’inviter aux 350 ans de l’Opéra de Paris, en 2019, et d’animer les Jeux Olympiques l’été dernier au Parc des Champions, l’arène à ciel ouvert du Trocadéro. « Sa popularité en France repose peut-être sur des éléments culturels, comme la mode, dont Paris est la capitale, analyse Frédéric Herbin, historien de l’art spécialiste du voguing. Il y a aussi une communauté ici qui a trouvé les moyens de s’agréger autour de cette pratique-là, et faire corps. »

Avec des figures de proue comme la danseuse Lasseindra Ninja, considérée comme la mère de la scène parisienne en ayant transmis l’héritage de la version américaine, le voguing s’est aussi développé dans des lieux spécifiques de la capitale comme la Gaîté-Lyrique ou le Carreau du Temple.

Frédéric Herbin ajoute : « En France, le succès du voguing est à double tranchant. D’un côté, des personnes issues de la ballroom réussissent à se construire une carrière, mais de l’autre, un aspect commercial vient s’approprier ces pratiques, à la base minoritaire. Les deux vont ensemble. »

Le voguing a mué techniquement, aujourd’hui « plus physique et acrobatique » qu’à ses débuts outre-Atlantique. Dans leur ouvrage Strike a pose. Histoire(s) du voguing, les historiens Tiphaine Bressin et Jérémy Patinier font remonter le premier ball à 1869, à Harlem, avant qu’il ne se popularise dans les cercles gays et travestis blancs des années 1920 et 1930. Il s’agissait déjà d’un art émancipateur pour célébrer et s’exprimer librement dans un espace sûr, à l’abri des jugements.

En 1962, en plein mouvement Black Power, où la communauté afro-américaine lutte pour ses droits civiques, se tient le premier ball noir : c’est là qu’émerge la pratique du voguing, un cri de colère contre les concours de beauté qui récompensent systématiquement l’élite blanche, symbole du capitalisme et du luxe.

La ballroom devient langage, et se revendique refuge pour les jeunes des communautés LGBT qui vivent exclus et reclus. « C’est pour ça que ce n’est pas qu’une danse, renchérit Frédéric Herbin, mais un phénomène culturel plus global. Une façon de vivre. » Qui se fait en groupe, dans des « houses », des véritables familles qui s’inspirent des grandes maisons de haute couture, placées sous la houlette d’une mother. La première, la « House of LaBeija », est créée en 1972 par la dragqueen américaine du même nom, Crystal LaBeija. Ce sont ces collectifs qui s’affrontent aujourd’hui dans les balls. Il en existe une trentaine, dont, en France, les emblématiques « House of Revlon » ou « House of Ninja ».

Dans son cours, chaque lundi soir, Liliane Lawin s’efforce d’affermir cet esprit de famille : « On peut aller manger ensemble, boire des verres. J’aimerais qu’on aille voir des shows de drag, des expos, assister à un ball. On pourrait presque partir en vacances ensemble ! » Le groupe vit bien. La danseuse veille toutefois à calmer régulièrement les bavardages entre les exercices. « Mais il y a de la bienveillance entre nous, se réjouit “Lilpop”. Et ça, on veut le garder. Certains arrivaient ici un peu perdus, aujourd’hui ils s’entendent super bien. »

Voilà trente ans que l’artiste pratique le voguing, qu’elle a vu peu à peu se démocratiser. Aussi n’a-t-elle pas eu de mal à remplir sa classe. « Ça fait plaisir, les gens sont curieux et ont envie d’apprendre. » Elle alerte néanmoins : « Il y a toute une culture à transmettre. On partage, on se confie des choses. Dans d’autres cours, c’est l’usine. Le prof s’en fout et ne diffuse pas cet art correctement. On ne peut pas faire tout et n’importe quoi. Des gens se sont battus pour cette danse ! C’est pourquoi je fais attention à la façon dont elle est enseignée et à qui y participe. »

Ses élèves ont tous la vingtaine. La plupart ont poussé les portes de cet atelier voguing débutants, mais déjà imprégnés de la culture qui l’entoure, souvent grâce à la série Pose (2018) de Ryan Murphy, qui suit une femme transgenre dans la création d’un abri pour jeunes gays et trans dans le New York des années 80. « C’est là que j’ai vraiment découvert la culture ball, se souvient Léna, élève depuis septembre. J’ai ressenti le besoin de danser, de m’exprimer. Le voguing a cet aspect émancipateur et est basé sur le feeling. J’ai adoré ça tout de suite ! »

Ces arguments reviennent dans toutes les bouches. Clément, danseur depuis dix ans, s’est inscrit avec son compagnon, François. « On était déjà dans l’univers, on regardait beaucoup les émissions télé sur ce sujet. Ce qu’on recherchait, c’était cet effet de groupe, une énergie particulière, communautaire. » Alex, a contrario, ne connaissait pas bien la scène ballroom, ni la culture queer, d’ailleurs. « Je me forme petit à petit grâce aux autres. On sort, on discute, on s’enrichit. »

En s’installant à Paris, la planète voguing a choisi une nouvelle capitale, reléguant ses racines au second plan. Si l’héritage doit être préservé, il peut être détourné ou mal compris. « Sans un minimum de clés, on ne peut pas appréhender correctement cette danse, prévient Frédéric Herbin. Un travail de contextualisation est nécessaire. »

Le voguing devient tendance, inspire la jeunesse. Et n’est plus propriété des seuls praticiens originels. La gestuelle est reprise et réinterprétée par des artistes d’autres univers, dans les clips de musique ou les institutions culturelles. « Ce qui est frappant, note Herbin, c’est que ceux qui s’emparent du voguing dans le milieu de l’art contemporain ne viennent généralement pas de la communauté elle-même. » La ballroom, autrefois underground et rebelle, se déracine de ses origines et de ses pratiques. Au risque de se perdre.