« Donner du sens aux souffrances » : dans les coulisses du Musée-Mémorial du Terrorisme

Le Musée-Mémorial du Terrorisme devrait ouvrir en 2027. « Rue 75 » a accès en avant-première à ses collections et son site alors qu’un lieu de recueillement est toujours attendu par les victimes et leurs proches.

Il y aura des chaises, une table et un tableau-ardoise criblées de balles de Kalachnikov au début du parcours. Entre les traces de tirs, le prix du Mojito et de la Caipirinha est encore écrit : « 5 € entre 17 heures et 21 heures ». Ces objets abîmés viennent de La Belle Équipe (11e arrondissement de Paris), la terrasse la plus endeuillée du 13 novembre 2015. Les futurs visiteurs du Musée-Mémorial du Terrorisme (MMT) pourront s’asseoir à côté, écouter des témoignages de victimes et essayer de comprendre la violence de ce jour-là : un vendredi à l’origine banal et festif devenu la soirée des attentats les plus meurtriers en France, avec 130 personnes tuées.

L’objectif du MMT semble ambitieux : devenir un lieu d’exposition sur l’histoire du terrorisme et un endroit d’hommage aux victimes d’attentats en France et aux victimes françaises à l’étranger depuis 1974 – date du premier attentat aveugle en France, après la guerre d’Algérie. Par là, le projet est de « donner du sens aux souffrances endurées », comme l’écrit son manifeste. L’ouverture du mémorial devrait avoir lieu le 11 mars 2027, jour de l’hommage national aux victimes de terrorisme, qui a vocation à l’accueillir tous les ans ensuite. Alors qu’il est récemment passé proche de l’abandon, « Rue 75 » a décidé de plonger en avant-première dans les futures collections et lieux d’expositions… pour comprendre ce qui aurait pu ne jamais exister.

En décembre dernier, le projet avait été annoncé comme abandonné par le gouvernement de Michel Barnier. L’idée était d’économiser la centaine de millions d’euros qu’il doit coûter sur huit ans. Un lieu avait pourtant déjà été trouvé, l’École de plein air de Suresnes (Hauts-de-Seine), et près de 2 000 pièces s’étaient accumulées dans les fonds de la mission de préfiguration, dont des dons de victimes de leurs proches, comme le mobilier de la Belle Equipe ou des tickets de concert et des paires de chaussures retrouvées dans la fosse du Bataclan, pour la collection concernant les attentats à Paris du 13 novembre 2015.

L’abandon du projet semblait politiquement intenable à l’aune des commémorations décennales. Comment le justifier lors de l’hommage aux victimes et aux proches de l’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier dernier ? Le MMT était pourtant attendu comme un « symbole de la reconnaissance des dégâts produits par le terrorisme », selon Philippe Duperron, président de l’association 13onze15, dont le fils a été tué au Bataclan. Lui-même a « très mal vécu cette annonce brutale ». Voilà sûrement pourquoi, la veille de l’hommage, le 6 janvier, Emmanuel Macron a finalement affirmé le maintien du projet.

La communication de crise passée, le chantier a pu redémarrer. Entre-temps, d’autres œuvres étaient arrivées, comme ce tableau de la dessinatrice Coco, rescapée des attentats contre l’hebdomadaire satirique. Elle s’y est peinte en minuscule, flottant à la surface d’un océan noir où dans les fonds marins, deux fantômes bleus. « Les œuvres de victimes sont régulièrement abstraites et évoquent un sentiment d’isolement, raconte Claire Lartigue, chargée des collections. Souvent, les donneurs n’arrivent pas à les jeter et nous les confier peut avoir un effet thérapeutique… qu’est-ce qu’on en aurait fait si le projet avait été abandonné ? »

Ardoise, plateau de table et deux chaises du restaurant La Belle Equipe. Don de Grégory Reibenberg.

Outre les dons, la majorité de la collection provient de scellés judiciaires récupérés à la fin des procès. Ce sont des documents et des objets retrouvés sur les scènes d’attentats ou dans les domiciles des terroristes. L’un des revolvers utilisé dans l’assassinat du préfet Claude Érignac par des nationalistes corses en 1998 sera ainsi exposé dans les plus de 1 000 mètres carrés de l’École de plein air. Bientôt, les collections seront aussi agrémentées des scellés judiciaires des attentats parisiens de janvier et novembre 2015, surtout que pour ce dernier aucun des condamnés n’a formé un appel.

Certains de ces objets sont si sensibles qu’ils ne seront pas exposés, comme la caméra Go Pro fixée sur la poitrine de Mohamed Merah lors des tueries de mars 2012 à Toulouse et Montauban, faisant sept morts, dont trois enfants juifs, et six blessés. « Il est pour l’instant encore hors de question d’en montrer le contenu au public, explique l’historien Henry Rousso, président de la mission de préfiguration du MMT. Mais nous les conservons et nous ne pouvons pas préjuger de la sensibilité de la société dans le futur ». Le spécialiste de la Seconde Guerre mondiale se réfère ensuite aux musées sur cette période qui, avec le temps, se sont de plus en plus autorisés à montrer l’horreur directement.

Comme un parallèle avec le MMT et Henry Rousso, le mémorial du 11-Septembre à New York s’était aussi appuyé sur l’expertise de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale au moment de sa construction, grâce au mémorial de l’Holocauste à Washington. De la même manière, encore, le futur jardin en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 à Paris a eu recours à Jean-Marc Dreyfus, spécialiste de la Shoah. Les historiens de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale ont « déjà des connaissances et des réflexes sur la gestion de la mémoire d’un événement traumatisant, dit ce dernier, pour expliquer leur prépondérance dans ces institutions au lendemain des attentats. Même si tout le monde est conscient qu’un décalque entre les deux est impossible. »

Il faut par exemple pouvoir annoncer à une victime ou à ses proches qu’un objet auquel il tient, un souvenir des attentats donné à la collection, ne sera pas forcément exposé. Clotilde Bizot-Espiard, cheffe du projet à la mission de préfiguration du MMT, ayant travaillé auparavant au mémorial de Verdun, assure que toutes les victimes auront leur place. Entre les murs de l’École de plein air de Suresnes, elle prévoit par exemple une « fresque » avec les visages de toutes les victimes de terrorisme décédées depuis cinquante ans. « Nous faisons attention aux victimes comme personnes, pas comme collectif » explique-t-elle.

Reste que les victimes et leurs proches auront surtout une place dans la partie mémorielle. Au centre du parc de l’École de plein air, se trouvera un kiosque accolé à un bassin, symbole de paix, situé au centre du parc, qui accueillera les noms de toutes les victimes d’attentats terroristes en France et de celles françaises à l’étranger depuis les années 1970. « Malheureusement, il va falloir prévoir de la place pour les prochains » se sent obligé d’ajouter Catherine Bertrand, rescapée du Bataclan et coprésidente de l’Association française des victimes du terrorisme (AfVT).

L’École de plein air est divisée en de multiples pavillons au cœur d’un parc. © Benjamin Moisset

L’endroit est d’autant plus une nécessité qu’un « lieu de recueillement manque toujours actuellement », dit Catherine Bertrand. « Vous savez, pour l’instant, nous avons simplement le droit à une médaille nationale de reconnaissance et à la journée nationale d’hommage, le 11 mars » poursuit-elle. Il y aura bien le futur jardin mémoriel de la place Saint-Gervais (Paris), dont l’inauguration est attendue cette année, mais il est propre aux victimes du 13 novembre 2015. Catherine Bertrand met ainsi un immense espoir dans le futur MMT – pour lequel elle s’est impliquée au sein du comité artistique – et a reçu violemment la nouvelle d’annulation en décembre dernier.

Ce travail de mémoire est aussi un aboutissement pour une autre association de victimes, Life for Paris. L’organisation avait annoncé sa dissolution pour l’hommage décennal, en 2025, avec pour objectif à ce moment de « finaliser (ses) projets, notamment mémoriels », selon leur communiqué. Arthur Dénouveaux, président de l’association et rescapé du Bataclan, nous précise que la construction de lieux de recueillement permet de les « alléger du travail de mémoire » et de finir de cocher les objectifs qu’ils s’étaient donnés à l’origine de l’association.

La dissolution de l’association, d’après les mots d’Arthur Dénouveaux, permet de « ne pas s’enfermer dans une position de victime pour toujours ». C’est même le but de Life for Paris selon son président : il a bien vu le nombre d’adhérents être divisé par deux en dix ans et il pense toujours que « dans ce genre d’association, c’est un plaisir quand une personne nous lance un merci et un au revoir, c’est une satisfaction quand quelqu’un n’a plus besoin de nous ». Après sa dissolution, l’association prévoit en plus de donner au MMT toutes ses archives, des affiches collectées aux comptes rendus de réunions, dans un « endroit où ça fait sens » selon son président : c’est-à-dire au MMT.

En attendant son ouverture, et malgré les soubresauts, le MMT s’intéresse déjà au monde scolaire. Les salariés gardent, dans une pièce au fond de leur local, une œuvre faite en cours d’arts plastiques par des collégiens. Le sujet : les attentats du 11 septembre. C’est une maquette avec deux tours au centre. À leur base, se trouvent des carcasses de voitures et des corps humains déchiquetés. Tout le mobilier urbain est recouvert de traces rouges, sanglantes. Ces collégiens n’étaient pas nés en 2001. Ils ont pourtant créé l’une des œuvres les plus violentes qui nous a été donnée de voir dans les réserves.