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« Ça n’est pas près de disparaître » : dans les rues, le mobilier anti-SDF prospère

Paris compte de nombreux dispositifs anti-SDF, conçus pour empêcher ces personnes de s’installer sur le mobilier urbain pour dormir. Malgré l’ambition affichée par la mairie de mettre fin à ces pratiques, certains commerçants et sociétés immobilières continuent d’y recourir, en profitant d’un vide juridique.

Christian Page contemple d’un air dubitatif une rangée de pyramides aux formes disparates. L’homme de 52 ans n’est pas dans une galerie du Louvre, mais bien devant l’entrée d’un immeuble HLM du 19e arrondissement, où a été installé un muret surmonté de galets et de tétraèdres blancs. « En passant devant, on se dit que c’est artistique », s’amuse celui qui a vécu à la rue entre 2015 et 2018, devenu un porte-parole des sans-abris en documentant son quotidien sur X.

Le quinquagénaire, vêtu d’un bonnet bleu ciel brodé d’un chat au sourire malicieux, considère cette installation comme un modèle-type de mobilier anti-SDF, visant à empêcher les personnes sans-abri de s’installer pour y dormir. Ironie de l’histoire, le propriétaire de l’immeuble n’est autre qu’une société HLM qui détient également l’immeuble dans lequel l’ancien sans-abri a trouvé un logement social en juillet 2024, après neuf ans d’attente. La société immobilière 3F justifie l’installation de ce dispositif par des « enjeux de sécurité » et de « tranquillité résidentielle », faisant le lien entre « le dépôt d’affaires sur des espaces privés » et un « risque d’incendie ».

Christian Page devant l’entrée de l’immeuble du 32-34 rue Riquet, dans le 19e arrondissement de Paris, où figure un dispositif s’apparentant à du mobilier anti-SDF. © Vincent Marcelin

Le groupe immobilier 3F possède également un autre immeuble dans le 19e au 46 rue Archereau, où a été installé en novembre un dispositif anti-SDF particulièrement dissuasif. « Un matin, j’ai posté un tweet dans lequel je montrais des personnes qui dormaient là. Quelques jours plus tard, les propriétaires ont viré ces personnes et ont installé des lames de rasoir », rembobine Christian Page.

Après un signalement sur son compte personnel, suivi par plus de 25 000 personnes, la mairie du 19e arrondissement de Paris a finalement demandé le retrait du dispositif au nom du danger causé devant l’immeuble, où les sans-abris sont aujourd’hui revenus s’abriter. En avançant les mêmes arguments que pour l’immeuble de la rue Riquet sur l’intérêt du dispositif, la société immobilière 3F indique que l’installation de lames de rasoir est « dangereuse et totalement inadaptée » à la demande faite par la société. Et ajoute qu’elle est l’œuvre d’un « prestataire trop zélé »

Celui qui a « porté le combat » contre le mobilier anti-SDF pendant plusieurs années est également l’un des membres fondateurs des « Pics d’Or », une cérémonie créée en 2020 par la Fondation Abbé Pierre – devenue Fondation pour le Logement des Défavorisés – pour dénoncer les pires installations hostiles aux personnes sans-abri en France. 

Lors de la 4e édition, le 18 novembre, les humoristes Blanche Gardin et Guillaume Meurice ont dévoilé les lauréats d’une compétition qui récompense de manière satyrique la cruauté de ces installations. « Le mobilier urbain anti-SDF, ce n’est pas près de disparaître. On le dénonce de manière humoristique, pour essayer de l’éliminer progressivement », expose Christian Page d’une voix calme, en assumant également la volonté de « taper sur l’image » des sociétés installant des installations anti-SDF afin de les inciter à les retirer.

Un phénomène loin d’être nouveau mais en plein essor

Dans la catégorie « L’imposteur », saluant le dispositif le plus « contradictoire », le jury des Pics d’or a primé lors de la dernière édition un dispositif de pics situé devant les fenêtres d’une école maternelle privée du 19e arrondissement, la Living School. « C’est absurde d’avoir mis ça ici. Même avant d’installer le dispositif, on pouvait à peine s’asseoir et surtout pas s’allonger », critique Christian Page, en fixant le petit muret où sont placés les pics, dont les formes et les tailles diverses évoquent des quilles de Mölkky – un jeu d’adresse d’origine finlandaise, proche de la pétanque.

Selon la directrice adjointe de Living School, Anne-Sophie De Olivieira, les pics étaient déjà présents avant l’installation de l’école dans les locaux, où était située une banque. Locatrice des locaux détenus par RATP Habitat – qui n’a pas répondu à nos sollicitations -, elle explique que l’école n’est pas en capacité juridique et financière de désinstaller les pics.

Qui plus est, ces derniers servent aujourd’hui d’alternative au plan Vigipirate qui ne couvre pas l’école, en permettant notamment de protéger les locaux en cas d’attaque par voiture bélier. Elle dénonce par ailleurs les « méthodes » de la Fondation Abbé Pierre, qui se défend de cautionner tout mobilier anti-SDF, alors qu’elle met en avant les actions mises en place par l’école pour accompagner les personnes sans-abri logeant parfois devant l’entrée.

Devant l’une des fenêtres de l’école maternelle Living School, au 6 allée Darius Milhaud dans le 19e arrondissement de Paris, se trouve une rangée de pics, qui selon la directrice adjointe de l’école préexistaient à l’installation de l’établissement. © Vincent Marcelin

« Quand ils voient leur nom associé à des dispositifs anti-SDF, certains les enlèvent », assure Christian Page. Un cas de figure qui s’est produit en juillet 2019, lorsque la Caisse d’épargne a retiré des poteaux installés quelques jours plus tôt devant une agence du 14e arrondissement de Paris sous la pression des riverains et des médias.

En février de la même année, la BNP Paribas a fait retirer des pics présents devant l’une de ses agences dans le 2e arrondissement. Des réactions qui restent cependant marginales : sur les plus de 150 installations anti-SDF visibles sur une carte interactive publiée en ligne par la Fondation Abbé Pierre, seulement trois ont été supprimées après le signalement des internautes, d’après les informations de la carte.

« On a même installé du mobilier anti-SDF juste pour moi », s’amuse Christian Page. Un jour de l’hiver 2016-2017, il constate que le parvis d’une agence de l’établissement public Pôle emploi, où il avait pour habitude de poser son sac de couchage tous les soirs pendant six mois, avait été équipé de plusieurs dizaines de poteaux. « Pour un service qui cherche à aider les personnes à trouver un emploi, c’est quand même paradoxal », souffle l’ancien sommelier, tombé à la rue après avoir été expulsé de son logement précédent.

« C’est horrible de faire ça. Ça donne envie d’y mettre le feu ! », s’emporte Farid, 78 ans, un habitant du quartier qui passe devant les poteaux installés en rangs serrés. L’agence en question, située rue Viq d’Azir, indique ne pas être propriétaire et donc responsable de l’installation, tout en affirmant son « attention » à l’accueil des personnes sans-abri en tant qu’établissement public.

Assurant vouloir pointer avec les Pics d’or le « mobilier plutôt que les personnes qui l’ont installé », Noria Derdek d’études juridiques pointe une « responsabilité collective » dans la persistance des installations anti-SDF à Paris. Elle identifie d’abord le rôle central de la mairie parisienne pour éradiquer le phénomène.

La municipalité s’est engagée en 2018 à ne plus recourir à du mobilier anti-SDF, mais les propositions du groupe écologiste visant à inscrire l’interdiction dans le plan local d’urbanisme et de supprimer les dispositifs anti-SDF existants n’ont pour l’instant pas été suivies des faits. « Si la mairie se positionne clairement contre ce type de mobilier, la Ville doit mettre en place les outils pour y mettre fin », estime Noria Derdek.

Elle propose par exemple la création d’une cellule, composée de personnes sans-abri, de personnel associatif et de chercheurs, destinée à détecter et examiner les installations considérées comme du mobilier anti-SDF. « On est nombreux à travailler sur le sujet, sans être forcément toujours en contact », abonde Joffrey Paillard, docteur en design. Dans le cadre de ses travaux universitaires sur le « mobilier urbain hostile », il a recensé 245 installations dans l’agglomération parisienne depuis 2018, réparties en différentes catégories (« grilles », « pics », « cailloux », « pente », etc.).

« C’est une bonne idée, mais il faudrait voir comment cela se traduirait réglementairement », réagit Agnès Bertrand, adjointe à la mairie du 14e arrondissement en charge de l’urbanisme. L’octroi de permis de construire dépend en effet du plan local d’urbanisme, qui ne comporte aucune mention des dispositifs anti-SDF, alors que la nature multiforme de ces derniers complique la possibilité d’inscrire leur interdiction dans le droit.

« C’est très délicat de savoir si du mobilier a été installé pour des raisons esthétiques, sécuritaires ou dans une optique hostile aux personnes sans domicile fixe, confirme Joffrey Paillard. « Personne ne prend la responsabilité de dire qu’il veut installer des dispositifs anti-SDF », complète-t-il, en préférant s’intéresser aux « usages » qu’à la « fonction » initiale de ces installations.

Dans le 12e arrondissement, entre les stations du métro 2 Jaurès et Colonel Fabien, les murs construits sous ce pont, où résident des personnes sans domicile fixe, ont été élus lauréats des Pics d’or. © Vincent Marcelin

La mairie de Paris a exprimé à plusieurs reprises sa volonté de ne plus recourir au mobilier anti-SDF sur des installations publiques. Mais les propriétaires privés peuvent toujours en construire, bénéficiant du flou juridique qui entoure ce type de mobilier. « La mairie pourrait quand même faire pression sur les grands propriétaires qui usent de ce type de mobilier, en leur refusant des projets d’aménagements s’ils ne retirent pas des installations anti-SDF », suggère toutefois Pierre Pontecaille, chef de projet à l’agence de conseil en stratégie urbaines City Linked, auteur d’une note sur le blog de Mediapart en 2020 sur le développement du mobilier anti-SDF.

« Si j’avais connaissance qu’un propriétaire souhaitait installer du mobilier anti-SDF, je me ferais un plaisir d’entrer en contact avec lui pour que ça n’arrive pas », acquiesce Agnès Bertrand. Interrogée à propos de trois dispositifs s’apparentant à du mobilier anti-SDF dans le 14e arrondissement, l’adjointe au maire s’engage à vérifier auprès des services de la ville pour identifier l’origine et la nature de ces différents dispositifs.

À rebours des dispositifs anti-SDF, certaines sociétés d’urbanisme commencent à concevoir du mobilier inclusif, dédié à accueillir tous types de publics sans repousser les personnes sans domicile fixe (bancs plus longs, mobilier permettant de s’abriter, etc.).

« J’ai envie d’y croire, mais je n’en ai jamais vu, se désole Christian Page. En ce moment, je vois plus de propriétaires qui veulent mettre des pics sur les fenêtres que des coussins pour accueillir les SDF ». Selon les dernières données recueillies lors de la Nuit des Solidarités, le 25 et le 26 janvier 2024, 3492 personnes se trouvaient sans solution d’hébergement sur le territoire parisien.