Près de 145 ans après la naissance du cabaret à Paris, les danseuses burlesques peinent encore à être reconnues au sein du milieu artistique. Elles « dérangent », explique Nyx, performeuse au théâtre érotique du Sweet Paradise.
Sur scène, Nyx est nue. Comme une statue grecque, elle ne bouge plus. Son corps est élancé, ses cheveux tressés lui tombent sous les fesses. Elle ondule doucement, sa chevelure prend l’allure d’un serpent. On dirait Méduse. Autour d’elle, dans la minuscule salle du Sweet Paradise, le public venu l’admirer est comme paralysé. La danseuse savoure l’effet qu’elle provoque. Sans quitter le public des yeux, sa main se promène le long de son ventre avant d’atterrir entre ses cuisses. Ses doigts s’arrêtent quelques secondes sur son pubis, puis traversent ses poils bruns qui s’hérissent. Là, devant la dizaine de spectateurs, Nyx se masturbe.
Près de 145 ans après sa naissance sur la butte Montmartre, le cabaret reste fidèle à ses origines : un espace où les femmes peuvent mettre en scène leur désir et leur corps sans tabou. Le Chat Noir, situé dans le 18ᵉ arrondissement et aujourd’hui transformé en bar-restaurant, fut le premier cabaret à ouvrir ses portes aux artistes de la capitale. Dans la France corsetée du XIXᵉ siècle, le plancher du cabaret devient très vite un espace d’expression féminine.
Le « droit d’être à poil »
Les danseuses burlesques ont repoussé les limites des normes sociales, jusqu’à rendre acceptable la nudité sur scène. Alors, chaque fois que Nyx se dénude, elle savoure son « droit d’être à poil ». D’autant que, si elle peut être ainsi dévêtue, c’est grâce à son arrière-arrière-grand-tante.
En 1894, Blanche Cavelli défie la Censure dramatique, institution qui contrôle la moralité des spectacles. Sur le vieux plancher du Divan Japonais, rue des Martyrs, elle s’effeuille. Elle ne se met pas intégralement nue, mais la nudité est suggérée. Avec cette performance baptisée « Le Coucher d’Yvette », le strip-tease vient d’être inventé. C’est le début du cabaret que l’on connaît aujourd’hui : féminin, fantasque et sensuel.
Le Sweet Paradise, à l’angle de la rue Montorgueil, est l’un de ses nombreux rejetons parisiens. Ici, de 15 heures à minuit, six jours sur sept, « les filles » provoquent, titillent et jouent avec les interdits.
Un siècle et demi plus tard, la danse érotique peine toujours à être reconnue. Nyx peut en témoigner : « on dérange ». « On est des femmes, des artistes et on évolue dans le milieu du sexe », lance-t-elle dans les loges alors qu’elle renfile ses sous-vêtements.
Aux yeux du grand public et d’une partie des professionnels de la danse, le cabaret est associé au strip-tease, voire à une forme de prostitution cachée. Alors que le strip-tease vise uniquement l’excitation sensuelle, la danse érotique met en scène le corps pour raconter une histoire, tout en jouant avec les codes de la séduction et de l’humour.
L’opinion des autres
Une fois rhabillée, Nyx se précipite vers le métro. Elle n’aime pas croiser les clients en dehors du théâtre. Parfois, elle a peur d’être suivie : « il suffit d’une mauvaise rencontre ». C’est pour cette raison qu’elle a choisi d’utiliser son nom de scène pour préserver son anonymat.
Direction son bar préféré au pied de Montmartre. Verre de vin blanc à la main, elle s’installe en terrasse. Ses doigts sont lourds de bagues dorées. Même en dehors du Sweet Paradise, Nyx peine à mettre son masque de madame Tout-le-Monde. Elle porte un chapeau poilu bleu électrique et un haut de survêtement rose pétant. Les passants se retournent en la voyant.
Elle se rappelle encore le jour où elle a annoncé se lancer dans le cabaret. Elle venait de passer une audition au Crazy Horse. Dans l’euphorie, elle appelle son ancienne professeure de danse classique, dont elle est très proche à l’époque. « Un beau gâchis », lui répond celle qui fut longtemps son modèle. Pour son mentor, le choix de Nyx est le choix de la facilité. Nyx est belle. Et c’est le seul atout qu’il lui faut pour percer dans le cabaret. Nyx sait que la danse burlesque ne fait pas l’unanimité dans le milieu : « Pour ma professeure, c’est une discipline « facile » et purement basée sur l’esthétique corporelle. Comme si le fait de jouer avec sa féminité rendait cette danse moins technique, moins noble. »
Pourtant, entre les répétitions et les horaires à rallonge, Nyx ne s’arrête pas. Intermittente du spectacle, son salaire varie entre 800 euros et 2 400 euros par mois. À 29 ans, la Parisienne a voué sa vie à la danse. Dès ses trois ans, elle enfile les pointes. Elle apprend à marcher au rythme des inlassables mesures binaires du ballet. Au collège, elle rejoint une école de danse. Dans l’appartement familial, la table de la cuisine se transforme en barre d’entraînement. Matin, soir, week-end, vacances : elle danse.
Pour ses parents, ce n’est pas une surprise si leur fille travaille dans l’érotisme. « Nyx a toujours été « beaucoup ». Le Sweet Paradise, c’est un lieu où l’on peut s’émanciper des règles sociales. Nyx peut y être elle-même », explique sa mère Florence. Du plus loin qu’elle se souvienne, sa fille a toujours considéré son corps comme une œuvre d’art. Enfant, Nyx avait pour passion de se dessiner sur le corps. Impossible de l’en empêcher. À l’école, elle arrivait barbouillée de ses « tatouages improvisés ».
À plusieurs reprises, elle invite sa famille à ses performances, des plus classiques aux plus explicites. « Je n’ai jamais caché ce que je faisais à ma famille, c’est ma vie, je veux qu’ils en fassent partie. », explique Nyx.
Des messages politiques
L’un de ses spectacles les plus populaires met en scène une princesse qui, lassée de son prince, se lance dans une aventure chevaleresque pour découvrir ses propres fantasmes. Pour dénoncer les conditions précaires du travail du sexe, elle a également créé une pièce intitulée « Maison close ». Dans un monde post-apocalyptique où le sexe récréatif est interdit par la police, un groupe de femmes décide de créer un bordel pour contester le rôle purement reproductif qui leur est assigné. « Évidemment, tous les spectateurs ne sont pas d’accord avec moi, mais c’est le propre du cabaret : bousculer. »
Entre la nudité et la politique, c’est une habituée des critiques. Elle se souvient tout particulièrement d’un de ses spectacles d’il y a cinq ans, au Chochotte, l’autre théâtre érotique de Paris. Elle avait invité plusieurs de ses proches. L’une de ses amies était venue avec son copain. Nyx s’est mise nue. Il a tout vu. Après le spectacle, le couple s’est disputé. Pour lui, « c’était un peu sale, juste du sexe. Il a été hyper mal à l’aise », déplore Nyx. L’érotisme, pour la danseuse, ce n’est pas « que » sexuel : « l’excitation, c’est une émotion complexe et intime. »
Grâce à de grandes institutions telles que le Moulin Rouge ou Madame Arthur, le cabaret a, au fil des années, gagné ses lettres de noblesse en France, comme à l’international. La ministre de la Culture, Rachida Dati, a d’ailleurs annoncé le 21 janvier des mesures de « soutien et de reconnaissance du cabaret », estimant que c’est un « art qui incarne la culture française et la liberté ».
Héritière des danseuses érotiques des premières heures, Nyx préfère quant à elle s’exprimer sur des scènes plus confidentielles, pour continuer à inventer son métier.