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Dans le quartier de Château d’Eau, la délicate régulation des salons de coiffures et ongleries

Depuis la fin d’année 2024, un arrêté préfectoral oblige les commerces à fermer à 20 heures pour limiter les nuisances sonores, une mesure qui divise dans ce quartier animé du 10e arrondissement.

L’air affairé, l’étudiante passe, téléphone à l’oreille, indifférente au petit groupe d’hommes qui l’interpellent : « Ma chérie, entre, viens voir les mèches, viens coiffer tes cheveux ! Prix cassés ici, pour toi on s’arrange ! » Les enchères baissent à mesure que la nuit tombe sur le quartier Château d’Eau, dans le 10e arrondissement de Paris.

En cette fin d’après-midi, les dizaines de salons de coiffure afro aux devantures bariolées sont en ébullition. Tout comme les nombreux rabatteurs. Ces travailleurs souvent sans-papiers, payés à la journée, stationnés à la sortie des bouches de métro ou devant les boutiques, invitent les passantes à prendre leur tour pour une dernière mise en beauté avant la fermeture.

L’heure tourne : à 20 heures, les rideaux devront être baissés. Le 17 janvier, la préfecture a renouvelé pour un mois l’arrêté pris le 20 décembre qui oblige les commerces de la zone à fermer entre 20 heures et 5 heures du matin, à l’exception des bars et restaurants. L’objectif : empêcher l’ouverture jusque tard dans la nuit, parfois après une heure du matin, des commerces capillaires et ongleries, enseignes qui se sont multipliées ces dernières années.

Les horaires tardifs favorisaient, selon l’arrêté, des nuisances sonores et la « recrudescence de la vente à la sauvette, de receleurs et la consommation et la vente de stupéfiants ». La prolongation de cette mesure, réclamée à grands cris par de nombreux habitants, met en lumière la cohabitation explosive entre les riverains et les commerces afro.

Pour ces derniers, l’arrêté manque sa cible. « On n’est que des coiffeuses. Ici, les gens viennent se faire coiffer, pas faire la fête. On est des professionnelles », s’agace ainsi Christine, coiffeuse dans le salon Jolie Belle, face à une politique qu’elle juge « mal adaptée » et considère comme une « punition injuste ».

Ses doigts agiles tissent sur la tête de la cinquantenaire assise en face d’elle des dizaines de tresses aux couleurs vives. « Parfois, on prend des clientes, et on n’a pas forcément fini à 20 heures, c’est pour cela qu’on ferme plus tard. Avec cette mesure, on perd des clientes, et ça fait baisser le chiffre d’affaires », lance sa collègue, les mains remplies de mèches qu’elle vient faire examiner à sa cliente.

Elle persiste : « Ce n’est pas nous qui faisons du bruit, ou provoquons des bagarres ! » Et de pointer du doigt un attroupement d’hommes à l’extérieur, plantés devant le bar-tabac à l’angle du boulevard de Strasbourg, qui fument une cigarette en sirotant un café. « C’est eux qui font la fête le soir et qui dérangent, pas les coiffeuses ! »

Les vendeuses du salon "Jolie belle Coiffure" s'offusquent de l'arrêté. 
© Jeanne Durieux

Eva, vendeuse d’une boutique de tricot à proximité du salon, compatit avec « ces employées qui ne dérangent personne ». « Ces salons apportent de la vie au quartier, ils sont emblématiques. Sinon, on fait quoi ? On aseptise tout, on musèle tout le monde ? », tempête la trentenaire en enroulant une pelote de laine.

Une opinion contestée par de nombreux riverains. « Avec les anciens horaires, on subissait les nuisances sonores des commerces, avec la musique poussée à fond, les éclats de voix, les attroupements devant les magasins qui fermaient parfois à 2 heures du matin », résume Delphine Martin, la présidente de l’association de quartier « Vivre ! » qui réclame de longue date cette mesure.

« C’est le jour et la nuit, tout est aujourd’hui beaucoup plus calme. Il faut que cela continue », espère la présidente. Le nouvel arrêté édité par la préfecture de police le 17 janvier fait effectivement état d’une « amélioration notable de la physionomie du secteur depuis l’entrée en vigueur de l’arrêté préfectoral du 19 décembre ». « Il en ressort une diminution visible des nuisances sonores en soirée, des regroupements de personnes alcoolisées et des comportements agressifs, des ventes à la sauvette (…) de la consommation de stupéfiants ainsi que des déchets entreposés dans l’espace public », poursuit le décret.

Delphine Martin est habitante du 10e arrondissement depuis une vingtaine d’années. Elle a assisté ces derniers temps à la multiplication de ces établissements capillaires, jusqu’à fragiliser l’entente entre les résidents. « Auparavant, on avait des échanges de bons procédés, on se rendait service », témoigne-t-elle, alors que le rez-de-chaussée de son immeuble abrite plusieurs ongleries.

« La situation s’est dégradée à mesure que ces commerces se sont développés, le rapport de force s’est inversé. En bas de chez moi, je peux facilement leur demander de baisser la musique le soir, mais dans d’autres endroits, c’est beaucoup plus compliqué », poursuit-elle. L’association pointe les effets pervers de cette prolifération des salons depuis quelques années, qui dynamite la diversification commerciale du quartier.

Les autorités soupçonnent qu’une partie de la zone soit minée par le travail illégal. 
© Jeanne Durieux

«Sur le boulevard [de Strasbourg], nous avons décompté près de 80 coiffeurs, ongleries et vendeurs de produits cosmétiques qui sont, en réalité, les grossistes des établissements cités. Nous aimerions retrouver des commerces de proximité, des boulangeries, etc. », indique Delphine Martin.

Lors de la révision du plan local d’urbanisme de la capitale, une commission d’enquête publique mandatée par la ville de Paris avait pointé la situation « délicate » du quartier. « Des contributions alertent sur la surreprésentation de certains commerces, parfois non-conformes à la réglementation, notamment des coiffeurs, des ongleries », soulignent les auteurs de l’enquête rendue à l’automne dernier.

Le problème, bien connu de la maire socialiste du 10e arrondissement, Alexandra Cordebard, met en lumière cet autre fléau qui mine la zone : le travail illégal. « Dans cette zone spécifique, certains salons, même en infractions, changent de gérant du jour au lendemain, sans transaction identifiée, ni vente des murs, et cela nous empêche de préempter et de réinstaller d’autres commerces », reconnaît même l’édile, qui avait indiqué dans les colonnes du Parisien au début de l’année soupçonner les dynamiques « mafieuses » de l’écosystème des ongleries.
« Des gens qui dorment dans les salons de coiffure »

Au cours de l’année 2024, le commissariat de police du 10e arrondissement indique avoir reçu 402 mails et signalements concernant ce quartier. Plus de 900 procédures judiciaires ont été ouvertes en dix mois, dont 488 pour vols et recels et 21 pour travail dissimulé.

La situation n’est pas nouvelle : en 2015 déjà, 18 coiffeuses d’un salon situé au 57, rue de Strasbourg avaient occupé leur salon et déposé plainte pour « traite d’être humain, travail dissimulé, soumission d’une personne vulnérable à des conditions de travail indignes, rétribution inexistante ou insuffisante et escroquerie », un an après que les employées d’une manucure située en face aient mené la « grève des manucures chinoises » pour obtenir une régularisation de leur travail et de leur situation.

Si ces actrices du mouvement social prénommé depuis « Mouvement des 57 » ont depuis obtenu gain de cause, l’illégalité règne toujours dans ce quartier, assure Delphine Martin. « Même si ces mouvements sociaux nous ont permis d’ouvrir les yeux, il y a toujours des gens qui dorment dans des salons, des caves, où des gens qui travaillent jusqu’à pas d’heure. On sait que cela existe encore. Mais rien n’est fait là-dessus », déplore la riveraine, pour qui l’arrêté permet déjà d’imposer aux gérants des salons d’instaurer des horaires de travail décents pour les coiffeuses. Selon la préfecture de police, dix-sept verbalisations ont déjà été dressées depuis le 20 décembre pour non-respect du décret.