Les cinémas indépendants ont toujours la cote

Dans la capitale, les cinémas indépendants attirent toujours un large public. Un engouement qui s’explique par une politique événementielle extrêmement forte, rendue nécessaire par une concurrence accrue des circuits commerciaux.

La file s’allonge le long de la rue Champollion devant la Filmothèque du Quartier Latin, dans le 5ᵉ arrondissement de Paris. Adrien et sa copine Jane, âgés respectivement de 25 et 23 ans, sont venus du département du Val-de-Marne pour assister à la projection du film Dracula de Francis Ford Coppola. Clin d’œil à l’actualité avec la sortie du film Nosferatu de Robert Eggers, la Filmothèque revient, pendant le mois de janvier, à la fois sur la carrière du réalisateur et sur les adaptations à l’écran du mythe. À l’ouverture des portes, les gens se précipitent. La salle, qui peut accueillir 97 spectateurs, est quasiment pleine.

Pour la sortie du film Nosferatu de Robert Eggers, la Filmothèque du quartier latin organise une rétrospective, tout le mois de janvier ©Lina Tamine

De 195 à 220 millions de spectateurs par an en France au cours de la décennie précédente, la fréquentation des salles obscures a drastiquement chuté pendant le Covid, remontant à 181,3 millions d’entrées en 2024, sans toutefois retrouver l’étiage d’avant la crise sanitaire. En cause : le confinement, mais aussi l’essor des plateformes de VOD, qui ont accéléré un processus de désertion des salles.

Dans ce marasme du secteur, les cinémas indépendants parisiens semblent tirer leur épingle du jeu. Ils proposent des tarifs moins chers que dans les circuits, de 6 à 10 euros en tarif plein, contre 13,90 euros au Pathé et 15,50 euros à l’UGC. Surtout, ils s’appuient sur une politique événementielle extrêmement forte.

Ciné-clubs, rétrospectives, rencontres avec des réalisateurs : la Filmothèque, comme les 30 autres cinémas d’art et d’essai présents à Paris, redouble d’inventivité pour attirer les spectateurs. « Le Breakfast ciné club », organisé par des étudiants, sous la houlette de l’association des Cinéma indépendants de Paris, collabore avec les salles d’art et d’essai pour organiser des événements tout au long de l’année. En octobre dernier, la soirée spéciale Halloween au cinéma de Saint-André des Arts, dans le 6ᵉ arrondissement, avait fait salle comble. Une manière de redynamiser les salles et de cibler un public de 15 à 25 ans.

Au cinéma de L’Épée de Bois, situé au cœur de la rue Mouffetard à Paris, Camille Labé, nouvelle exploitante du lieu depuis février 2023, mise sur des séances plus matinales. Chaque dimanche à 10 heures, les spectateurs sont conviés au cycle “Croissant et cinéma », où sont diffusés des films grand public. « Ça fonctionne très bien. Les gens viennent en famille et prennent leur petit-déjeuner devant un film. C’est un rendez-vous qui s’est bien installé », explique la directrice. « Une fois, on a diffusé Jurassic Park. J’ai été étonnée de voir le nombre de personnes qui s’étaient déplacées. »

Le cinéma parisien de deux salles attire un public fidèle, même si ses débuts se sont faits avec quelques tâtonnements.« Quand j’ai repris l’exploitation, on avait 90 abonnés sur notre compte Instagram », s’amuse la nouvelle gérante. Près de deux ans plus tard, sa base d’abonnés s’est élargie de plus de 4 000 abonnés supplémentaires.

Le défi pour Camille Labé a donc été d’insuffler à l’Épée de Bois une « identité propre ». Le cinéma mise, en plus de l’organisation d’événements, sur une programmation prolongée des films à l’affiche. « Nous avons diffusé Perfect Days pendant plus d’un an, et cela reste l’une des meilleures séances de la journée », souligne la jeune femme à propos du film de Wim Wenders sorti en 2023.

Cette approche attire même des spectateurs de loin. « Certains viennent d’Essonne pour voir un film qui n’est plus à l’affiche dans les grands circuits. La continuité de la programmation fait venir des gens qui savent qu’ils trouveront ici des œuvres qu’ils ne peuvent plus voir ailleurs. »

« On est contents que le public soit au rendez-vous parce qu’on fait un gros travail derrière : de la programmation, des rencontres, des événements. Et je pense qu’on ne peut pas se permettre de s’arrêter », poursuit Camille Labé.

Un constat que partage Elodie Pericaud, chargée de la mission cinéma à la Ville de Paris : « Il ne faut pas oublier que les cinémas indépendants reposent sur un modèle économique fragile. Ils dépendent beaucoup des subventions et ne génèrent pas de marges aussi importantes que les grands circuits. » La mission de la Ville de Paris bénéficie d’une enveloppe de 10 millions d’euros annuels pour sa politique en faveur du cinéma, qui regroupe l’aide aux tournages, à la production de courts métrages, mais aussi aux salles d’art et d’essai indépendantes.

Les salles bénéficient de subventions, en plus de l’aide du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et de la région Île-de-France, pour leur fonctionnement (loyer, salariés), mais aussi d’une aide à l’investissement pour réaliser des travaux, changer les sièges, etc. L’objectif est donc de donner aux cinémas les moyens de se démarquer dans un paysage cinématographique où les multiplexes disposent d’un avantage de taille : la primauté dans la distribution des films.

« Dans une ville moyenne, la répartition des films se fait plus facilement, parce qu’il y a deux cinémas dans le coin qui proposent des choses différentes. À Paris, les Pathé, UGC et MK2 proposent de plus en plus les mêmes films que les salles indépendantes », explique la chargée de mission à la Ville de Paris.

Le Cinéma des cinéastes, dans le 17ᵉ arrondissement, est confronté à ce problème. Situé à quelques mètres d’un cinéma Pathé qui propose des films similaires à sa programmation : « La question se pose de savoir ce que peut diffuser le Cinéma des cinéastes si les films proposés sont les mêmes que ceux du Pathé Wepler. Dans ce cas, qui en pâtit ? Est-ce que cela ne risque pas de diluer le public ? Les circuits de distribution exercent de plus en plus de pression sur les distributeurs, notamment lorsque les films sont également projetés dans des salles indépendantes, car celles-ci souhaitent souvent obtenir l’exclusivité sur les films », explique Elodie Pericaud.

Un véritable bras de fer, souvent difficile à mener. « Des petites salles comme les nôtres ne génèrent pas des volumes d’entrées énormes, donc si un distributeur doit ménager les susceptibilités d’un exploitant, il va privilégier une grande salle », précise Camille Labé, de l’Epée de Bois. À cette difficulté s’ajoute le coût du foncier élevé à Paris, mais aussi la spéculation immobilière.

En 2019, le propriétaire des murs du cinéma La Clef, dans le 5ᵉ arrondissement, annonce vendre le lieu, jugé non rentable. S’ensuit alors une mobilisation et une occupation du lieu par d’anciens salariés, des étudiants et des membres de collectifs de 2019 jusqu’à leur expulsion, le 1er mars 2022.

Ce n’est qu’en mars 2024 que le collectif Clef Revival, formé pour défendre le lieu, annonce avoir racheté le bâtiment pour la somme de 2,7 millions d’euros, en partie grâce à une campagne de financement participatif, et à la contribution de mécènes, comme le réalisateur américain Quentin Tarantino. « Quand La Clef a été sauvée, ça a été un soulagement. J’ai vu le travail phénoménal que c’était de rassembler l’argent. Ça a été incroyable. Je pleurais dans le métro quand je voyais les messages du collectif. C’était trop beau », confie Clo, projectionniste âgé de 28 ans, qui a participé à la sauvegarde du cinéma. Le collectif a annoncé devoir maintenant effectuer des travaux pour remettre le bâtiment aux normes et faire revivre ce cinéma de quartier.

Pour préserver ce patrimoine parisien des cinémas, dans une ville où la densité des cinémas est l’une des plus élevées du monde, la Ville de Paris a introduit, lors du dernier conseil de Paris, une nouvelle catégorie dans le plan local d’urbanisme qui inscrit la spécificité des salles de cinéma de petites et moyennes exploitations dans la catégorie des « logements ». Ainsi, les bailleurs ou d’éventuels futurs acquéreurs ne pourront pas transformer ces surfaces en bureaux ou y installer un autre type d’activité commerciale, tels que des meublés touristiques de type Airbnb. « C’est unique en France, c’est la première fois qu’une ville fait ça. Donc, pour le coup, on est très fiers. Ça fait 10 ans qu’on se battait pour ça », conclut Elodie Perricaud.

Un paysage cinématographique qui risque d’évoluer. Le 15 janvier dernier, le cinéma de Saint-Germain-des-Prés a ouvert ses portes dans le 6ᵉ arrondissement, tandis que La Pagode, haut lieu de la cinéphilie dans le même secteur, va rouvrir cette année grâce à son rachat par un mécène américain. Une preuve que le cinéma indépendant n’est pas mort. Il doit tout de même se confronter à un équilibre précaire : renouveler son offre tout en résistant aux pressions de la concurrence.