« La Cipale, c’est l’âge d’or du vélo » : à 130 ans, le vélodrome du bois de Vincennes s’offre une nouvelle jeunesse

Dans le bois de Vincennes, les tribunes centenaires du vélodrome de la Cipale seront rénovées à la fin de l’année. Un cadeau pour les habitués de ce lieu, qui a accueilli les arrivées du Tour de France et les Jeux Olympiques en 1900 et 1924. 

En attendant que les engins de chantier ne bousculent le silence des gradins vides, Christian Masola, 74 ans, et Raymond Pellé, 90 ans, deux figures historiques de la Cipale, sont assis côte à côte, en ce vendredi après-midi, sur un banc de la tribune principale. Le premier, visage rougi par le froid, laisse glisser sa main sur la rambarde en fer forgé.

Il regarde la piste du vélodrome Jacques-Anquetil, situé dans le bois de Vincennes, avec nostalgie. « La Cipale c’est pour moi l’âge d’or du vélo. Ici, on a vu passer les plus grands : [Jacques] Anquetil, [Raymond] Poulidor, [Eddy] Merckx. C’est sûr que c’est un vélo qui nous manque », raconte cet ancien président du club du Paris Cycliste Olympique, qui se balade dans les travées du vélodrome « depuis l’âge de 10 ans ».

Bien sûr, il y a longtemps déjà qu’il n’y a plus grand monde – pour ne pas dire plus personne – dans les vieux gradins de la Cipale pour acclamer les légendes du vélo. Les vingt mille spectateurs du siècle ont laissé place à quelques oiseaux en ce mois de janvier. En s’y promenant, difficile, donc, d’imaginer la ferveur et la sacralité de l’endroit qui a même été le lieu de tournage de plusieurs films dont un «avec Jean Gabin (“La Rue des Prairies” en 1959)», détaille Christian. Sur les piliers des tribunes, la peinture s’écaille. Les bancs d’écoliers en bois qui servent de siège n’invitent pas à s’asseoir bien longtemps. Lierre, ronces et orties ont pris possession d’une bonne partie des virages.

Voilà presque cent trente ans que l’écrin est niché dans le bois de Vincennes avec ses deux tribunes de style Eiffel et sa piste unique au monde en béton armé de 500 mètres. Aujourd’hui, abîmée par le temps, l’enceinte, appartenant à la Ville de Paris, s’apprête à renaître grâce à une vaste campagne de rénovation. Fin novembre, le Conseil de Paris a acté la restauration du vélodrome pour un montant de 1,2 millions d’euros, financé en partie grâce une convention de mécénat avec la Fondation du patrimoine et la Française des jeux. 

« Les coureurs ramenaient leur litre de rouge, leur casse-croûte, leur saucisson et venaient manger avec nous »

Christian Masola (à gauche) et Raymond Pellé (à droite) dans la tribune principale du vélodrome de la Cipale. © Eloi Thouault

Si aujourd’hui, le lieu accueille le club de rugby du PUC (Paris Université Club) ou encore quelques compétitions de cyclisme sur piste pour les jeunes et vétérans, les heures de gloire de la Cipale sont derrière elle. L’enceinte a connu ses plus grandes heures avec les arrivées du Tour de France. Sept au total entre 1968 et 1974. C’est dans ce décor champêtre que le cycliste belge, Eddy Merckx, a notamment remporté cinq fois l’épreuve (de 1969 à 1972, puis en 1974).

« Pendant les arrivées du Tour, c’était noir de monde ! », se souvient Raymond, président historique du Vélo Club des Vétérans Parisiens, en regardant une photo du stade en 1972 qu’il a apportée pour l’occasion. « Tout le monde voulait voir Merckx. C’était notre idole à l’époque même si pour ma part j’étais plus Poulidoriste », sourit-il en replaçant son béret gris et blanc sur sa tête. Il y a trois ans, le nonagénaire a même pu rencontrer, ici-même, le cycliste belge qui se souvenait parfaitement de toutes ses arrivées au vélodrome. « Vous voyez la Cipale, ça marque tout le monde, même les champions ! »

Pourquoi on appelle ça la Cipale ? 
L’appellation « Cipale » est en fait l’abréviation de municipale, puisque la piste est propriété de la Ville de Paris. Cela constitue un exemple assez rare d’aphérèse (perte du début du mot), procédé moins courant que l’apocope (perte de la fin du mot). 

Dans ce lieu privilégié pour les connaisseurs de vélo, les deux compères multiplient les anecdotes tout au long de notre visite. « Un jour, Patrick Sercu* – un vrai champion – s’est vu refuser l’entrée par un gardien qui ne l’avait pas reconnu ! On avait négocié pendant trente minutes avec la personne pour qu’il puisse rentrer», se remémore Raymond en passant devant la grille d’entrée du vélodrome, le pas énergique en dépit de ses 90 bougies. Quelques mètres plus loin, Christian, emmitouflé dans sa doudoune rouge et ses cheveux gris clair balayés par le vent, esquisse des gestes dans l’air: « Et là tu te souviens, il y avait deux arbres. L’été, on s’asseyait à l’ombre pour regarder les coureurs toute la journée. Et ils ramenaient leur litre de rouge, leur casse-croûte, leur saucisson et venaient manger avec nous »

Raymond Pellé regarde plusieurs anciennes photos de la Cipale publiées dans le livre l’histoire des Vélodromes. © Eloi Thouault

«Le bon temps, finalement». Une expression qui revient souvent dans la bouche de ces deux amoureux de la Cipale. Pour eux, ce stade a un charme unique. Bucolique avec ses arbres autour, presque intemporel. Un petit air de Wimbledon, sauf qu’ici ce fut rarement la haute société qui prit possession des lieux, mais plutôt la « populo », qui a toujours rimé avec vélo. Car, «la vie de la Cipale était tout autant sur la piste que dans ses pourtours», se souvient Christian, qui, plus jeune, y venait chaque dimanche avec son père et ses grands-parents de Charenton , « au lieu d’aller à la messe ». Quand les « VIP de l’époque » étaient assis dans les boxs près de la piste, les ouvriers, eux, traînaient dans le bistrot en haut tribune. « C’était à la bonne franquette dans ce bistrot. Certains coureurs venaient prendre le café avant le départ », ajoute-t-il.

Alors, quand «cet  enfant du 12e» comme il aime se définir, contemple sa « deuxième maison », aujourd’hui occupée seulement par les feuilles mortes, son cœur se serre. « Quand on voit ce bel édifice et qu’il ne se passe rien pour le faire vivre, ça me fait mal, confie-t-il, visiblement ému en regardant les tribunes défraîchies. Si cette rénovation permet de faire revivre le lieu comme je l’ai connu, alors ça sera un bon début. » 

Il y a treize ans, le collectif « Sauvons la Cipale » avait déjà tiré la sonnette d’alarme face à l’état préoccupant de l’asphalte du vélodrome. Leur combat avait porté ses fruits et une première restauration avait été réalisée en 2012. Mais, visiblement, le temps n’a pas été tendre avec cette icône du cyclisme qui au fil des années est retombé dans l’oubli. « On pensait vraiment qu’avec les Jeux Olympiques, la Cipale allait être sur le devant de la scène. On a quand même accueilli les Jeux en 1900 et 1924, expose Christian, avant de poser une main complice sur l’épaule de son camarade. Le seul privilège qu’on a eu, c’est d’accueillir la flamme paralympique. Et c’est lui qui l’a portée ! »

« Une Cipale flambant neuve, c’est bien, mais il faudra préserver son âme »

Moins ému, mais toujours impliqué, Raymond nous ouvre une autre porte de la Cipale. Derrière les tribunes, de petites cabines en bois bordent le vélodrome. De simples entrepôts, mais pour les habitués des lieux, de véritables sanctuaires. « Ça tombe bien, je voulais venir récupérer ma chambre à air pour ma prochaine sortie », explique cet ancien chauffeur de taxi en ouvrant sa cabine numéro 117, lui qui continue de rouler deux fois par semaine. Entre les murs recouverts d’un papier peint jaunâtre d’une autre époque, Raymond garde précieusement « (s)es reliques». Parmi elles, le vélo bleu à pignon fixe de Xavier Louis (ancien directeur du Tour de France), une affiche dédicacée par Bernard Hinault, ou encore ses médailles de champion du monde de poursuite des plus de 80 ans. Dans cet espace de quelques mètres, « c’est 44 ans de vie à la Cipale »

Dans son box numéro 117, situé à proximité de la Cipale, Raymond Pellé garde précieusement ses vélos. © Eloi Thouault

« Une Cipale flambant neuve, c’est bien, mais il faudra préserver son âme, insiste-t-il entre deux anecdotes sur ses objets. Ça va donner un coup de fraîcheur, mais après, il faudra que les clubs dynamisent l’activité. Avant, il y avait plein de gamins qui tournaient autour du vélodrome. Aujourd’hui, je ne vois plus personne ! » Quoi qu’il arrive, le nonagénaire, lui, restera fidèle à son terrain de jeu d’enfance. Avec sa bande de copains du club des Vétérans, un club qui existe depuis 1919, il a déjà prévu de rouler sur le vélodrome à partir du mois de mars « quand il fera plus chaud »

D’ici-là, la Cipale attend, comme figée dans le temps, son ultime renaissance. Et tandis que les souvenirs de ses heures de gloire résonnent encore dans la mémoire des anciens, l’histoire s’apprête bientôt à tourner une nouvelle page. 

* Patrick Sercu est un ancien cycliste belge. Il a remporté en 1974 le maillot vert du classement par points. Il meurt en 2019 à l’âge de 74 ans.

Eloi Thouault